Par une froide matinée d’octobre, un jeune homme dont le vêtement était d’élégante apparence - probablement revêtu pour un quelconque évènement d’importance - se promenait devant la porte d’un immeuble situé rue des Carmelines, à Los Angeles. Après avoir assez longtemps marché dans cette rue avec l'irrésolution d'un amant qui n'ose se présenter chez sa première maîtresse, il finit par franchir le seuil de cette porte, et demanda si maître Auguste Guardio était en son logis. Sur la réponse affirmative que lui fit la veille gardienne, le jeune homme monta lentement les degrés, s'arrêtant de marche en marche, profondément émotionné. Quand il parvint enfin en haut de la vis, il demeura pendant un moment sur le palier, incertain s'il appuierait sur la sonnette de l’atelier où travaillait un des plus grands peintres italien de ce siècle. C’était fort présomptueux de sa part de se présenter ainsi devant cet homme de génie avec l’espoir qu’il accepterait d’en faire son apprenti. En vérité, il n’avait trouvé le courage d’y aller que sous les encouragements de son épouse Vega. Accablé de misère et surpris en ce moment de son outrecuidance, le pauvre Bohèm ne serait pas entré chez le peintre, sans un secours extraordinaire que lui envoya le hasard. Au moment où il s’apprêtait à tourner les talons et à rentrer chez lui bredouille, la porte de l’atelier s’ouvrit sur la haute silhouette d’Auguste Guardio. Un homme d’une cinquantaine d’années qui possédait les charmes d’un homme de vingt ans. Seul ses cheveux poivre aisselle trahissaient son véritable âge, pour le reste il n’avait aucune ride, aucune marque de vieillesse. Le temps ne semblait pas l'avoir marqué de ses affres. Comme si à force de peindre des apollons immuable il en était devenu un lui même. Bohèm s’inclina respectueusement devant le maître italien et avant qu’il n’est eut le temps de se présenter celui-ci prit la parole :

« Monsieur Harlington, je vous attendais
« …Vraiment ? »

Comment cela se pouvait-il ? Personne hormis Vega et lui même n’était au courant de cette visite impromptue. D’un geste de la main, Auguste Guardio invita son jeune invité à entrer dans son atelier. La pièce était éclairée par une multitude de lumière, pourtant les volets aux fenêtres étaient tous fermés et ne laissaient filtrer aucune lumière du jour. Ce détail intrigua le jeune peintre qui savait que rien ne valait la lumière créatrice du soleil pour un artiste. Mais sûrement maître Guardio préférait ne pas être dérangé par l’agitation de la rue. Des écorchés de plâtre, des fragments et des torses de déesses antiques, amoureusement polies par les mains du peintre jonchaient les tablettes et les consoles. D'innombrables ébauches, des études aux trois crayons, à la sanguine ou à la plume, couvraient les murs jusqu'au plafond. L'attention du jeune homme fut bientôt exclusivement acquise à un tableau qui représentait un paysage bucolique noyé dans la
brume d’une nuit de pleine lune. La nuit était le sujet d’étude phare d’Auguste Guardio, et à la connaissance de Bohèm, il n’avait jamais peint un paysage de jour.

« Il vous plaît ? »
« Oui beaucoup, comme tous ce que vous faîtes ».

Le vieux peintre disparu dans une pièce adjacente et réapparut une minute plus tard, deux verres à la main. Il en tendit un à Bohèm qui se noyait dans la contemplation du dit tableau. A. Guardio posa le sien sur un secrétaire et n’y toucha plus.

« Tu es bien gentil mon garçon de flatter un vieillard comme moi, mais vois-tu ce tableau n’est pas
réussi, il manque quelque chose, comme à chacune de mes oeuvres.
Je suis las de peindre toujours les mêmes scènes. Cela a fait son temps... Depuis un moment j'ai un projet hautement plus ambitieux en tête ; mais pour ce faire, je vais avoir besoin de l'aide d'une tierce personne. Je connais tes talents, ainsi c'est à toi que je m'en remet pour m'aider à la création de mon ultime chef d'oeuvre, la plus majestueuse de toute… Alors, souhaites-tu toujours devenir mon apprenti et connaître tous mes secrets ? »

Le coeur de Bohèm rata un battement. Pendant un instant le jeune homme resta inerte, silencieux. Il n’avait même pas eu à se vendre, il n’avait rien eu à faire. Il aurait du voir le piège, mais trop excité par la proposition il s’empressa de l’accepter avant qu’il ne changea d’avis.

« J’en serais très honoré».

A peine avait-il finit sa phrase qu’Auguste Guardio fondit sur lui, tous crocs dehors. Le verre de vin tombe au sol.

La créature était née.

« Il aperçoit le mur, l’enceinte, les portes du cimetière. Deux battants gigantesques qui s’ouvrent sur le lieu où le temps est aboli. Une inscription est affichée en haut de l’entrée principale : « Celui qui croit en moi vivra, quand bien même il sera mort. »

Un homme avance dans le labyrinthe des tombes jusqu'au moment érigé en la mémoire de sa défunte épouse. Vega. Un gisant en bronze qui tient entre ses mains une tête de femme. Immobile, il le contemple. Il s'agenouille lentement. Ses mains se mêlent aux mains figès pour caresser la chevelure de jais. L'homme pleure des larmes invisibles. C'est la première fois qu'il vient se recueillir depuis l'accident. Depuis le meurtre il y a huit ans de cela. Son meurtre. Bohèm avait tué sa femme. Il l'avait mordu et vidé de son sang. A la suite de quoi, il avait disparu de la circulation. Bohèm était devenu un monstre. Après la mort de sa mère et la soudaine disparition de son père, leur jeune fille Prya alors âgée de huit ans fut placer chez sa tante maternelle. Bohèm ne l'a plus jamais revu. Il n'oserait s'en approcher de crainte de lui faire du mal. Cependant, il n'avait jamais cessé de l'aimer et il ne se passait pas un seul jour sans qu'elle ne soit l'objet de ses pensées.
Bohèm s'allonge entre les bras du gisant et lève ses yeux vers le ciel. C'est la nuit. C'est toujours la nuit pour lui. Elle lui manque. Terriblement.Perdre l’être que l’on aime, le perdre brutalement, c’est comme sombrer dans un coma profond et se réveiller amputé. Amputé du cœur. Après l’abrutissement, après l’épuisement provoqué par le chagrin vint la révolte. On refuse d’accepter cette mort, on aperçoit la silhouette de l’être cher à chaque coin de rue, on entend sa voix, ses appels, on se remémore ses sourires, ses habitudes, et les souvenirs se transforment en un cortège de tortures. Mais on a beau hurler, se rebiffer, on se heurte à un mur. Ce mur, c’est l’irrémédiable, l’imparable, l’idée que la mort est et restera irréversible. Ce mur est à l’image de l’enceinte qui sépare les cimetières du cœur des villes. Oui, ceux qui ont conçu l’architecture des cimetières ont compris cela. Un simple regard sur le mur d’enceinte, et on sait qu’il n’y a plus aucun recours. Jamais il ne pourra se le pardonner. Ces dernières huit années, il les avait passer sur les routes. Traquant à travers le globe, son créateur qui avait quitté Los Angeles au lendemain de la transformation de Bohèm. Partout il avait cherché son boureau, dans chaque pays, dans chaque ville jusqu'à ce qu'enfin il le retrouve et lui trancha la tête. Il ne goutta pas de son sang. Il s'était fait la promesse de ne jamais plus goûter au sang humain. Sa survie était pénible, et sa faim n'était jamais réellement assouvie. Après huit années de cavale Bohèm était revenu à Los Angeles, se cachant aux yeux des mortels, tant pour leur survie que par crainte d'être reconnu par un tiers. Mais surtout, il était revenu pour s'excuser auprès de celle qui avait tant aimé, qu'il aimait tant et qu'il aimerait toujours.